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23 décembre 2014

La dame triste du train

Des yeux noirs, un nez légèrement retroussé, des lèvres bien dessinées et charnues, un menton parfaitement ovale, une chevelure blonde, coupée à la garçonne. Cette frimousse là doit avoir une vingtaine d’années et déjà, des larmes l’inondent à flots continus. Paume de la main, revers de manche, Kleenex,  tout y passe pour éponger ce chagrin mais rien n’y fait. C’est du lourd, du profond, du sérieux. Sur le quai, la silhouette féminine qui envoie des baisers, les yeux rougis par la même peine est d’une maigreur effrayante. Ces deux ne se regardent plus. Elles savent que l’inéluctable destin est en marche et que rien ne l’arrêtera. Et tandis que le train démarre, les larmes redoublent. Installée en face de la malheureuse, j’observe la scène avec insistance dans l’espoir que la petite me regarde. Ma phrase est toute prête. Elle se veut apaisante. Mais c’est encore trop tôt pour la prononcer. La tête résolument baissée, comme si elle voulait couver son chagrin, le protéger, le garder pour elle seule, la voyageuse entreprend d’ouvrir deux pochettes cadeaux qu’elle a installé sur la tablette rabattue devant elle.  Une enveloppe et un paquet un peu plus volumineux, sans fioriture. Elle ouvre d’abord l’enveloppe avec d’infinie précaution, en retire une feuille pliée en quatre et se met à lire, longuement. Aucune émotion ne perce, ni aucune larme. Avec autant de précaution, la jeune femme ouvre maintenant le paquet et en sort un bracelet fait de minuscules perles brunes, tressées sur plusieurs rangées qui s’entrecroisent. Elle glisse le bijoux à son poignet et le fait tourner longuement en le fixant. Peut-être compte-t-elle les rangées de perles ou bien se dit-elle que c’est une folie ou plus vraisemblablement pense-t-elle à celle qui est restée sur le quai et la remercie-t-elle de ce présent. Un léger sourire éclaire furtivement son visage. Elle reprend la lettre et la relit mais cette fois, les larmes accompagnent la lecture. La tête est toujours basse et ma phrase reste en suspens. De longues minutes s’écoulent, pesantes, pénibles, quand enfin la tristesse m’offre son regard. Un pauvre petit regard désespéré. Je lui souris et je dis - «  Il ne faut pas pleurer. Tout s’arrange un jour ou l’autre ». - «  Ce n’est pas si simple, malheureusement » souffle-t-elle en fixant son bracelet. – « En tout cas, elle vous a offert un bien joli bracelet ! ». – « Oui »  me dit-elle dans un soupir pâlot qui ne s’étonne pas du fait que je puisse savoir qu’elle est aimée d’une femme. Puis, le silence retombe. Je n’oserai plus le briser. Ces quelques mots, ou peut-être mes cheveux blancs, ont eu la vertu de stopper l’inondation lacrymale. Nous étions, secrètement unis par la pensée de cette femme restée sur le quai de la gare et dont la maigreur m’avait surpris.

Je n’en saurai pas plus sur ces deux êtres en proie à un destin peu complaisant. Ce qui leur arrivait était visiblement insupportable. Les familles, peut-être, faisaient obstacle à leur amour mais à notre époque, quand même, c’est peu probable. Les professions ou des engagements matrimoniaux les éloignaient-elles mais rien de tout cela n’est immuable au point que l’avenir ne soit obscur à ce point !  Non, j’avais beau retourner le problème dans tous les sens, je ne voyais pas ce qui pouvait être si difficile ! Seule la maladie et la perspective de ne plus avoir assez de temps pour chérir l’être aimée me paraissaient être assez grave pour provoquer cet immense chagrin. La maigreur de la dame parlait en la faveur de cette hypothèse. J’imaginais alors de quelle intensité avait du être cette dernière journée passée ensemble.

Trois mois après cette rencontre fortuite, à l’occasion d’un festival de musique baroque dont je raffole, j’ai croisé la dame qui était restée sur le quai et dont je n’avais pu oublier la silhouette. Elle souriait à un homme qui la tenait par la taille, tendrement. Elle n’était plus aussi maigre, ni plus aussi désespérée. Que sera devenue ma petite voyageuse aux larmes intarissables ? Je comprenais maintenant le sens de sa réponse lancée dans un soupir déchirant « Ce n’est pas si simple, malheureusement ». Je comprenais aussi que, encore une fois, je m’étais mêlé d’une affaire qui ne me regardait pas. 

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